Au tour de la corruption et de l’opacité d’être secouées par le développement du web arabe. Las d’une « élite » qui ne rend aucun compte, des plateformes se donnent pour mission de mettre sur les rails les principes de base d’une démocratie : la transparence et la redevabilité.
Que des représentants du pouvoir politiques rendent des comptes aux citoyens n’est pas chose acquise (y compris en Europe). Comprendre les enjeux politiques et de société et en être informé, impliquent des fondements démocratiques qui font encore cruellement défaut dans le monde arabe.
Avec la généralisation de l’usage de l’internet, la mobilisation citoyenne se pare dès lors de créativité numérique au service de l’innovation sociale, à travers des outils qui viennent bousculer les anciennes pratiques, comme celles de ne pas rendre de compte aux citoyens.
Quelles sont ces plateformes qui tentent de poser les jalons d’un Etat de droit ?
TUNISIE
Dans le paysage de la mobilisation citoyenne digitale dans le monde arabe, la Tunisie jouit d’un statut particulier. Sous l’ancien régime de Ben Ali, le pays était désigné comme étant un des quinze pays ennemis d’internet selon le classement mondial de Reporters Sans Frontières. Pire que ça, lorsqu’une entreprise privée étrangère de sécurité informatique voulait tester l’efficacité d’un logiciel de censure ou de contrôle de l’information, la Tunisie faisait figure de pays test. Aujourd’hui, une révolution plus tard, le pays a inscrit dans la Constitution de 2014 le droit d’accès à internet comme principe fondamental. C’est dire le chemin parcours ! Notons également le vote de la loi sur l’accès à l’information administrative et une autre sur la transparence de la vie politique (avec des limite car non-contraignante pour les ministres). Et beaucoup encore reste à faire en matière de transparence.
Que font les députés au Parlement ?
Al Bawsala est sans doute l’organisation la plus connue en matière de veille citoyenne de la vie politique en Tunisie et dans toute la région. Elle s’est donnée pour mission, dès l’élection de l’Assemblée Constituante en octobre 2011 (première élection libre) de suivre les travaux de la jeune assemblée élue. Des membres de l’organisation suivent de près les discussions au sein du parlement tunisien et des commissions spécialisées, rédigent des rapports d’activité publiés sur le site qui met quotidiennement à jour l’actualité du Parlement (en arabe et en français). Une plateforme d’information précieuse pour les citoyens et les journalistes qui souhaitent suivre les travaux de l’Assemblée ou encore l’activité des députés via un profil qui leur est dédié (taux de présence à l’Assemblée, vote ou abstention aux lois…).
Quel est l’impact des lois sur la vie des citoyens ?
Dans la même lignée, mais dans une visée plus journalistique, l’émission de radio Barr’al Aman (“Rivage de la sécurit锲 en arabe mais peut aussi se lire “Parlement”) décrypte chaque semaine (le mercredi à 14h) sur les ondes de la radio nationale tunisienne la vie des assemblées élues. Depuis une année environ, l’équipe de jeunes journalistes, réunis en association indépendante, s’est attaquée à des sujets de société aussi importants que la loi 52 sur le cannabis (première cause d’emprisonnement des jeunes en Tunisie), l’état d’urgence, les partenariats publics / privés, la corruption ainsi que l’accès à l’information administrative en testant en temps réel l’efficacité de cette loi. Par ailleurs, des infographies sont réalisées pour faciliter la compréhension de questions parfois complexes.
LIBAN
Frame.life : quand une photo vaut mille mots
« On a des photos qui montrent l’héritage de la guerre. Nous prenons des photos de la ville pour faire un plaidoyer pour une bonne gouvernance, montrer ce qui ne va pas pour mettre les politiciens face à leurs responsabilités » raconte Ali Sayed-Ali, un des fondateur du projet. L’association Frame débute son aventure à Beyrouth en 2008. Le concept ? Lancer sur les réseaux sociaux un appel aux photographes amateurs afin de partir à la conquête de la ville de Beyrouth sur un thème bien déterminé (amour, communautés, guerre…) en l’espace de quelques heures. Plusieurs livres rassemblant les nombreuses photos des participants ont été édités et le site web compte plus de 20 mille visiteurs uniques par an.
La ville, par son urbanisme loufoque, raconte l’histoire des divisions communautaires, l’enrichissement des chefs de clans à la fin de la guerre civile (1975-1990), le passage d’une rue à une autre d’un quartier chrétien à un quartier sunnite avec le sentiment que l’on traverse une frontière. Le projet ayant connu un succès certain en réussissant notamment à interpeller les pouvoir publics, s’est élargi à de nouvelles villes : Naples, Palerme, Tunis, Marseille, Alger, Lubjana et récemment Kaboul !
Beirut Madinati
Changer la donne au sein du paysage politique libanais contrôlé par les partis traditionnels. C’est la mission que se sont fixés les membres du projet Beirut Madinati (« Beyrouth, ma ville » en arabe). Ces dernières années, le ras-le-bol des citoyens contre le système politico-confessionnel, perçu comme corrompu et incompétent, se fait plus prégnant. Des habitants de Beyrouth ont décidé de former une liste citoyenne apartisane, sans couleur ethnique ou religieuse, rassemblant ainsi des membres de diverses communautés, lors des élections municipales de mai 2016. Malgré la défaite, la liste a tout de même réussi le tour de force de réunir près de 40% des voix, un succès notable pour une première expérience. La liste citoyenne a été très active sur les réseaux sociaux, la page facebook a attiré plus de 40 000 personnes en un mois.
LIBYE
« Vue de l’extérieur, on pense qu’en Libye il n’y a que la guerre. Mais les gens continuent à vivre. Et il faut dès maintenant préparer le changement à venir et ne pas attendre la fin de la guerre. Les Libyens n’ont jamais appris la citoyenneté, c’est le moment. » assure Mohamed Hamouda, président de l’ONG de H2O, une plateforme citoyenne libyenne basée à Tripoli et née en 2011, qui a vocation à former les jeunes en matière d’engagement politique et citoyen. Dans la Libye post révolutionnaire, en proie luttes tribales et au morcèlement du pouvoir politique, H2O, symbole chimique de l’eau, se veut un espace d’échange d’idées et de monitoring de la vie politique notamment au niveau local, en termes de transparence et d’inclusion sociale. A grand renfort de datavisualisation et de collecte de donnée, les bénévoles de l’organisation sensibilisent les jeunes libyens à des enjeux tels que la Constitution ou le processus politique en transition. La page facebook H2O Team compte plus de 187 000 fans.
MAROC
« Au Maroc, le changement se fait en douceur mais il a tout de même lieu. Nous avons des acquis et allons de l’avant même si c’est très lentement, nous savons que nos acquis ne nous seront plus enlevés. Nous ne revivrons plus comme par le passé » indique Aimane Cherragui universitaire et activiste, fondateur de Nouabook. Il tente de sensibiliser la jeunesse marocaine aux enjeux politiques nationaux.
Le projet Nouabook (nouab pour députés en arabe), de l’organisation marocaine « Sim Sim Participation Citoyenne » se définit comme « la première plateforme électronique marocaine entre citoyen-es et député-es ». Les citoyens marocains ont la possibilité, grâce à la plateforme, de s’adresser directement à leur députés en leur posant des questions. Un profil est dédié à chaque élu, reprenant la biographie et la participation de chacun d’entre eux à l’Assemblée. Le site enregistre 50% de réponse de la part des députés assure Aimane Cherragui. Il est possible de « liker » une question posée par un citoyen ou une réponse d’un député. Ce système incite l’élu à répondre davantage aux questions, selon les initiateurs du projet. Il est également possible de partager directement sa question sur sa page facebook en vue de pousser d’autres à agir de même. La page facebook compte plus de 20 000 membres.
Si les mouvements populaires depuis 2011 n’ont pas abouti aux changements radicaux espérés, ils ont eu le méritent de permettre l’émergence de nouvelles mobilisations à travers lesquelles les rapports de force peuvent changer la donne. De manière pacifique, les questions de redevabilité et de transparence sont posées. A suivre.
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