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Partie # 1 : Panorama des médias digitales MENA: L’investigation dans le monde arabe, “parent pauvre du journalisme”.

Si les printemps arabes ont connu des issues diverses selon les pays, cette onde de choc partie de Tunisie en 2011 a néanmoins eu le mérite de changer la donne dans la région. La peur, notamment de s’exprimer, s’est estompée. D’El Hoceima au Maroc, où l’on ne cesse plus de manifester depuis qu’un jeune vendeur de poisson s’est vu broyer par un camion benne, jusqu’à la frontière nord syrienne où de jeunes reporters citoyens sont formés, le besoin de s’exprimer, dénoncer et exiger est devenu désormais un impératif dans ce monde arabe en ébullition.

Webactivisme, révolution 2.0, les termes ne manquent pas pour définir l’émergence de ces nouvelles plateformes web d’information ou de mobilisation citoyenne, nées dans la foulée des soulèvements de 2011. Suite aux changements, brutaux à l’instar de la Syrie ou de la Libye, démocratiques pour la Tunisie, ou plus lents pour le Maroc ou l’Algérie, de plus en plus nombreux sont ceux qui se mobilisent sur le web pour dénoncer la corruption, être moteur de changement, inciter les institutions et représentants à faire preuve de transparence et de redevabilité. Tour d’horizon des nouveaux médias et plateformes citoyennes du Maghreb au Machrek.

1/ L’investigation dans le monde arabe, parent pauvre du journalisme

Dans la plupart des Etats de la région, l’investigation reste le parent pauvre du journalisme. Manque d’expérience des journalistes, accès aux informations presque impossible, dangerosité de certaines enquêtes jugées gênantes, manque de moyens et de temps, les raisons ne manquent pas et les sites d’information privilégient davantage l’actualité et le buzz que l’enquête approfondie. D’où un manque de connaissance réelle des enjeux nationaux pour les citoyens. Néanmoins, ces dernières années, des plateformes d’investigations ambitieuses émergent.

JORDANIE

« Les jeunes ne s’identifient pas aux médias traditionnels, c’est pourquoi ils créent leurs propres médias comme Hiber qui a réussi à avoir un vrai impact sur la société. Ils pensent que les responsables politiques n’ont pas conscience de l’ampleur du travail. Les politiques réagissent toujours en retard et jamais comme il faut. Ce qui créé un sentiment de désespoir chez les jeunes qui se marginalisent » dépeint Bayan Al Tall, conseillère principale auprès du (JMI) un programme d’éducation aux médias en Jordanie. Elle est également la première femme directrice générale de la télévision nationale jordanienne (JRTVC).   

Né en 2014, www.7iber.com (حبر , « encre » en arabe) est un magazine en ligne jordanien visant à ouvrir un débat critique à partir d’enquêtes réalisées sous forme d’infographie (datavisualisation). Droits humains, réfugiés (la Jordanie est le pays qui en accueille le plus dans la région), sécurité, politique, des thèmes qui attirent de nombreux jeunes, qui participent aussi aux débats et formations organisés par les journalistes dans le royaume. La page Facebook compte plus de 300 mille fans.

Toujours en Jordanie, on retrouve ARIJ, acronyme pour Arab Reporters for Investigative Journalism. Il s’agit d’un consortium international de journalistes d’investigation arabes basé à Amman en Jordanie. Fondé en 2005, ARIJ se donne pour mission de soutenir le journalisme d’investigation indépendant dans la région, à travers la formation et la diffusion de manuels d’investigation. Ces dernières années, ARIJ a développé une base de données recouvrant presque l’ensemble des données publiques (projet EBTICAR de CFI) publiées par les gouvernements et les Ministères d’une dizaine des Etats arabes (Algérie, Tunisie, Liban, Arabie Saoudite, Jordanie…).

Une plateforme dénommée « Suivre l’argent et la corruption » (« Follow the money and corruption ») qui aident les journalistes à accéder aux données publiques pour enquêter (enregistrement d’une nouvelle société, marchés et investissements publics…) : « En observant les données, on peut voir si un homme d’affaires libanais a des intérêts en Arabie Saoudite et comment il rapatrie son argent en le blanchissant dans l’immobilier. La corruption n’a pas de frontière. Quand on suit l’argent on suit la corruption. L’investigation non plus ne doit pas connaître de frontière. D’où la raison d’être d’ARIJ » indique Mahmoud Ben Mahmoud, ancien directeur d’ARIJ.

TUNISIE

En Tunisie, ARIJ a notamment collaboré avec Inkyfada, webzine tunisien bilingue (français et arabe) né en 2014 à l’initiative de l’organisation tunisienne Al Khatt. Désormais connu dans le « pays du jasmin » pour ses révélations sur les « Panama Papers », Inkyfada fait figure de quasi exception dans l’univers médiatique tunisien nourrit au buzz et aux infos parfois non vérifiées et rarement approfondies (fake news). Inkyfada se donne pour mission de prendre le temps de la narration, tant sur le fond que sur la forme, à travers un design très élaboré (photos, bandes dessinés, infographies, desseins…), pour mettre en lumière des sujets de société éclipsés. Al Khatt a également développé en parallèle du site un « média lab », sorte de laboratoire d’idées dans lequel journalistes et développeurs se retrouvent pour inventer le journalisme de demain.

MAROC

A l’extrémité Ouest de notre tour d’horizon, le Desk.ma se distingue d’une part à travers la qualité de ses enquêtes. Basé au Maroc, le site d’investigation bilingue également, né il y a plus d’un an, a connu un de ses premiers succès en publiant des enquêtes liées au scandale des « Panama Papers », au départ sans faire partie du consortium international des journalistes (ICIJ) donc sans avoir eu accès au préalable aux 11 millions de documents qui ont fuité, mais seulement grâce à ses propres sources et son travail d’enquête. Grâce à ces succès, le Desk.ma a été invité à rejoindre l’ICIJ. L’autre particularité du Desk.ma repose sur le fait qu’il s’agit du premier média d’investigation en ligne 100% payant dans le monde arabe. Le modèle économique est hybride, il repose sur l’abonnement et la pub, à l’instar d’Info.libre en Espagne.

Le Desk.ma a également accueilli les enquêtes de Lyas Hallas, seul journalise algérien, spécialiste des questions économiques, qui a enquêté sur les affaires des « Panama Papers » en Algérie, impliquant notamment la fille de l’actuel premier Ministre, quand aucun média algérien n’a accepté de publier les révélations.

EGYPTE

Mada Masr pourrait sembler être un ovni journalistique dans l’Egypte post révolutionnaire dirigée d’une main de fer par le maréchal Sissi. On estime à près de quarante mille le nombre de personnes emprisonnées arbitrairement dont une trentaine de journalistes. Face à l’autocensure des médias et malgré la violence de la répression, Mada Masr incarne l’un des derniers espaces de liberté, à travers la publication d’une information apartisane et objective, jeune et décalée, et des reportages et articles d’analyses en anglais et en arabe.

En parallèle de la presse traditionnelle, une presse indépendante a émergé ces dernières années sur le web arabe. Encore marginale et dans un paysage médiatique en prise avec des monopoles de grands groupes de presse proches du pouvoir, ces nouveaux médias tentent d’exister à travers des sujets de société ainsi qu’en enquêtant sur des thèmes sensibles (corruption, torture, réfugiés, guerre…). A grand renfort d’infographies, le data journalisme ouvre également ses ailes à travers ces jeunes médias ambitieux. A suivre.

Cet article s’appuie notamment sur les échanges apparus autour du réseau de médias arabes « Ebticar » né en 2014, cycle de conférences à l’initiative de Canal France International et de l’Union Européenne. A Beyrouth,près de 80 journalistes et webactivistes étaient présents pour échanger et témoigner sur leur expérience, les 15 et 16 mars à l’Université Saint Joseph..