Pas tout à fait Arabe, pas tout à fait Français. Beaucoup
ont écrit, témoigné sur la double culture, l’identité
complexe des Franco-Maghrébins, de leur « place »
dans la société française. Chacun apportant sa pierre à
l’édifice, le résultat pourrait sembler hétéroclite. Car s’il
faut écrire un texte à propos des Maghrébins de France,
généraliser les individus relèverait de l’erreur du débutant
car il n’y pas plus hétérogène que cette communauté
qui n’a en fait de commun presqu’uniquement le patronyme
arabophone, l’origine géographique ancestral
et peut-être aussi la discrimination vécue tel un gène
dans l’ADN.
Initialement publié dans la revue tunisienne ARGOS. Dossier: L’Archipel arabe
Tour à tour dénommés indigènes avant les indépendances,
puis immigrés à partir des années 1960, descendants
d’immigrés voire même immigrés de la seconde
génération s’il est possible d’émigrer par héritage, les
décennies 80 et 90 voient l’arrivée du terme « musulman
» suite à la révolution iranienne suivie de la première
guerre du golfe. Les attentats du 11 septembre
2001 ont introduit le distinguo entre musulmans « modérés
» et « radicaux ».
Plus récemment, sous l’effet d’un mouvement militant
actif au sein de la gauche, c’est sous le concept de diversité
que l’on qualifie aujourd’hui pudiquement la «
communauté maghrébine » de France en lieu et place
du terme d’intégration. L’origine géographique est alors
gommée pour ne plus signifier que l’on est Français
venus d’ailleurs mais Français différents, celle de la diversité.
Les termes changent, l’altérité reste même si on
peut souligner un effort dans le discours plus politiquement
correct. Néanmoins, si les Maghrébins sont depuis
un moment déjà sortis de la banlieue et ont intégré depuis
la classe moyenne et voire même aisée, c’est sous
le triptyque « immigration, violence urbaine et radicalisme
religieux » qu’ils sont le plus souvent cités dans les
médias mainstream. Pourtant à l’ombre du sensationnalisme
qui fait la part belle aux faits divers, une géné-
ration a fait sa place dans la société française. Elle se
pense française non pas d’ailleurs mais bien d’ici. J’aime
le dire, il s‘agit avant tout d’histoires individuelles occultées de la mémoire collective.
Comprendre les Maghrébins de France c’est pénétrer
dans une autre Histoire de France, un héritage méconnu
des générations qui se sont succédées.
Acte fondateur : La Marche pour l’égalité de
1983
Arrivés dans les années 1960 pour reconstruire la
France, dans une période de plein emploi, les immigrés
nord-africains représentent une main d’œuvre bon
marché, essentiellement masculine, vivent dans des cités
dortoirs, et qui ne sont là que pour un temps. Mais
le temps passe, et l’idée du retour s’éloigne. Les enfants
naissent, grandissent et fréquentent l’école de la République.
C’est alors le pays d’origine, le bled, qui devient
un mythe, une bonne partie des enfants d’immigrés n’y
ayant jamais mis les pieds. La génération des années
1980 marque un tournant, elle est la première née en
France, née française. C’est alors un effondrement du
mythe du retour qui s’annonce, malgré les politiques
incitatives au départ qui ont eu au final un impact limité.
Entre temps la jeunesse des quartiers vit un mal
être, entre crise identitaire et sécuritaire, la vague des
crimes racistes s’intensifie avec les violences urbaines
qui débutent. C’était au début des années 1980, la fin
des Trente Glorieuses et de l’essor économique. La main
d’œuvre immigrée n’est plus la bienvenue, le Front national,
parti d’extrême droite, remporte alors ses premiers
succès électoraux. Face au chômage qui augmente,
l’immigré est pointé du doigt.
Pour enrayer le racisme qui s’immisce au sein d’une
partie de la société française, des jeunes militants d’origine
maghrébine, venus de la banlieue lyonnaise, dé-
cident de parcourir la France à pied. Leur action, qu’ils
vont appeler « Marche pour l’égalité des droits et contre
le racisme » avec le succès qu’il suscite (elle rassemble
plus de cent mille personnes à Paris) va permettre à
toute une génération de jeunes des quartiers populaires,
cible du racisme, de s’organiser, s’engager dans
un monde associatif qui leur ouvre les portes à défaut
d’intégrer les mouvements politiques. Malgré quelques
tentatives de fédérer les mouvements au niveau national,
ce sont davantage les parcours individuels qui vont
émerger de cette génération, que certains militants de
l’époque estime sacrifiée.
Emergence de la « Beurgeoisie »
Véritable lame de fond, la beurgeoisie, surnom donné
à l’élite franco-maghrébine, incarne l’émergence d’une
classe moyenne qui a socialement réussi en France, au
début des années 1990. Intégrant les codes de la méritocratie,
c’est par la force du poignet, par l’éducation et
le travail qu’elle parvient à mener son ascension sociale,
malgré la discrimination et l’islamophobie. En parallèle
des crispations identitaires qui traversent la France, (gé-
nération déculturée dit-on parfois) cette classe moyenne
s’installe de façon durable. Pour atteindre cette réussite
sociale, ceux qui l’incarnent se sont inscris dans une
mentalité de combattants acharnés. Le succès a pour
beaucoup d’entre eux un goût de revanche en quelques
sortes sur la vie difficile menée par les parents. Parfois
illettrés, souvent peu éduqués, ils rasaient les murs et se
consacraient tout entier au travail et à l’éducation des
enfants. Leurs enfants, travailleurs également, quant
à eux, sont sortis des ghettos pour revendiquer leurs
droits. Un droit à l’égalité plutôt qu’un droit à la diffé-
rence. « Elle a cru dans les vertus du système éducatif
français, poussée le plus souvent par des parents analphabètes
ou sous-éduqués qui vénèrent, comme beaucoup
de prolétaires, le «diplôme» et la réussite scolaire,
au-delà de l’aspect financier de la réussite. […] La mobilité
sociale ascendante par rapport aux parents est le
but à atteindre à tout prix » comme la définit le sociologue
Rabah Aït Hamadouche dans un article intitulé La
beurgeoisie d’origine algérienne ou les débuts d’une intégration
à marche forcée. Une identité qui s’assume,
une réussite sociale qui est un phénomène général dont
on ne parle pas ou peu au regard du nombre.
De l’engagement militant à l’entrée dans la
sphère politique
Français d’origine Maghrébine, ils font leur entrée en
politique. C’est en 2002 sous la présidence de Jacques
Chirac, qu’une secrétaire d’Etat d’origine algérienne,
Tokia Saïfi est nommée au gouvernement. Un double
tabou est ainsi brisé, celui de voir une Franco-Algé-
rienne intégrer un gouvernement, et qui plus est de
droite. Traditionnellement, les Franco-Maghrébins
ont toujours porté leur vote en direction des partis de
gauche et notamment le Parti Socialiste (PS). Mais face
à la lenteur de l’ouverture du PS envers ces militants,
souvent restés au stade de « colleurs d’affiche », c’est-
à-dire militants de la base, c’est alors vers la droite que
certains se sont tournés. Un chef d’entreprise d’origine
algérienne confia un jour « la gauche a menti, la droite
n’a jamais promis ». N’oublions pas, l’ascenseur social
ayant fonctionné pour beaucoup, c’est une élite économique
qui émerge, de plus en plus sensible au discours
de la droite.
Depuis, d’autres Français d’origine maghrébine vont
intégrer les hautes sphères du pouvoir politique. C’est
sous l’ère Sarkozy, malgré le discours contre la « racaille
des banlieues » qui a souvent stigmatisé les Maghré-
bins de France, rappelant l’association « immigration
– violences urbaines – islam radical », que des Fran-
çais d’origine maghrébine intègrent des ministères.
L’exemple le plus emblématique est celui de Rachida
Dati, nommée ministre de la Justice en 2007. Même si
tous ne s’identifient pas à son personnage, elle marque
un véritable changement. « Dans les années 1980, les
tueurs d’Arabes étaient le plus souvent acquittés. Un
jour un juge a crié en direction d’une famille d’une victime
: « virez –moi cette vermine ! » Aujourd’hui quand
je vois une Rachida Dati ministre de la Justice, je me dis
qu’on en a fait du chemin, qu’on l’aime ou non » raconte
Djamel Attalah, membre fondateur de la Marche pour
l’égalité.
D’autres nominations vont suivre, petit à petit les
Franco-Maghrébins prennent place dans la sphère publique,
malgré l’islamophobie grandissante. Ces parcours
de réussite sont souvent éclipsés par la problématique
banlieue ; on s’imagine alors que tous les Arabes
qui vivent en France y vivent. Bien sûr, certains quartiers populaires sont en majorité habités par des descendants
de l’immigration nord-africaine. On se souvient
alors des émeutes déclenchées en octobre 2005. Durant
trois semaines, plusieurs cités faisaient la Une des JT.
La violence cyclique qui touche ses territoires renforce
la stigmatisation des révoltes à caractère sociale. On en
souligne l’aspect identitaire, ainsi on ethnicise la question
sociale. De tout temps, les franges marginalisées
d’une société se sont révoltées contre leur situation.
Cependant, les émeutes de 2005 ont produit un déclic
au sien de la beurgeoisie. Des collectifs et associations
ont émergé pour créer des passerelles entre jeunes de
banlieue et monde professionnel. A l’instar des «Dé-
rouilleurs», du Club Rhône-Alpes Diversité, ou encore
l’exemple du Bondy Blog dans le domaine des médias.
Vers un exil inversé.
Depuis quelques années, l’expatriation prend de l’ampleur.
En parallèle de cette beurgeoisie qui a réussi,
nombre de Franco-Maghrébins tentent leur chance à
l’étranger, à l’instar des Français « pures souches » qui
ne se voient plus vivre dans une société française perçue
comme vieillissante et sclérosée. Ils s’expatrient dans
les pays anglophones, en Asie du sud-est pour profiter
du boom économique et, phénomène nouveau, beaucoup
s’installent dans le pays d’origine , par rejet des
discriminations ou l’envie de ne pas avoir à lutter plus
que les autres.
Si la génération d’avant s’est saignée pour réussir, la
génération suivante quant à elle ne veut pas « galérer ».
Née dans une société en partie mondialisée, elle grandit
avec internet. La génération 2.0 ne conçoit plus les frontières
comme la précédente. Le monde est à sa portée.
D’autres s’installent dans le pays durablement, attirés
par la révolution en Tunisie ou l’ouverture économique
en Algérie et au Maroc. Même si les codes sont diffé-
rents, les atouts d’avoir étudié et travaillé en France font
une différence. C’est alors une réappropriation identitaire
que s’exécute. Une partie de soi qui est familière
mais dont on ne saisit pas vraiment les contours. On dé-
couvre ou redécouvre son arabité. Un retour aux sources
en quelques sortes, histoire de boucler la boucle.
Une identité culturelle en réflexion
Si l’on pose un regard extérieur, on peut se rendre
compte que la « communauté » maghrébine de France a
développé ses propres codes, sa propre culture, en particulier dans les villes de banlieues. Une identité propre
et un dialecte maghrébin qui a évolué, après plus d’un
siècle de présence en France, il est devenu une langue du
Maghreb uni ou l’algérien se mélange au tunisien et au
marocain. « Quand je suis arrivé en France la première
fois, j’entendais des mots arabes que je n’avais jamais
entendu auparavant. Les Arabes de France se sont appropriés
leur propre langue » raconte Malek Khadraoui,
fondateur du média tunisien Inkyfada. Descendant de
la cinquième génération en France, Nabil Merad, ingé-
nieur lyonnais d’origine kabyle explique « A mes yeux,
on peut comparer la culture maghrébine à la culture
bretonne ou franco-provençale. Elle s’est façonnée ici
et ne ressemble à aucune autre culture arabe ». Cette
culture franco-maghrébine épouse les lignes du « couloir
naturel de l’immigration », en provenance du sud
et notamment Marseille elle s’est développée dans les
grandes agglomérations de l’Est de la France Grenoble,
Saint-Etienne, Lyon et bien sur Paris.
Au pays d’origine, ils sont perçus comme étrangers,
des « zimmigris » en Algérie, des « chez-nous-là-bas »
en Tunisie. Bien qu’issus de parents nés sur cette terre
d’Afrique du nord, la fracture linguistique joue un rôle
important dans la différenciation entre la génération
qui a grandi en France et celle qui est restée au pays.
L’identité ne se vit pas facilement, attachée à une terre
de laquelle ils ne sont pas issus mais sur laquelle ils sont
nés.
Partageant le sentiment que l’exil est transmis de fa-
çon inconsciente, un ami militant marocain me confia :
« L’exil c’est la douleur de l’amputé, invisible mais bien
présente ».
J’ai personnellement effectué cette quête identitaire.
Un jour au détour d’un reportage, j’entends parler pour
la première fois d’événements qui se déroulaient au dé-
but des années 1980, aux Minguettes à Vénisseux (banlieue
lyonnaise). Je ne m’étais jamais posée la question
de mes origines en France, pourtant j’étais issue de la
troisième génération. J’ai alors décidé d’aller à la recherche
de ce passé inconnu des Maghrébin de France.
Mes premières recherches m’ont amené à travailler
sur l’histoire des banlieues, j’apprenais qu’ainsi elles
n’avaient pas toujours été les ghettos ethniques et populaires
qu’elles sont aujourd’hui. Ces cités étaient au
début des années 1960 synonymes de progrès pour les
premiers habitants qui quittaient les bidonvilles pour
accéder à l’eau courante et l’électricité. Les Pieds Noirs
cohabitaient avec les harkis et leurs enfants de même
que pour les travailleurs immigrés qui fuyaient la misère
d’une indépendance qui n’a jamais tenu ses promesses
de progrès. Tous étaient immigrés. On écoutait du rock
avant l’arrivée du hip-hop ; des concerts géants étaient organisés au cœur de certaines cités.
Reportage «Douce France, la saga du mouvement Beur», IM’edia Vidéo :
https://www.youtube.com/watch?v=Bj1vXh8xRP0
J’ai cherché plus loin encore dans le passé. Je suis
tombée sur la période des années de guerre et d’occupation
en France. J’ai ainsi découvert l’histoire de Mohamed
Ben Salah et Mohamed Ben Ali, deux Algériens
arrêtés par la police et torturés à mort pour avoir commis
des actes de sabotages à Lyon, peu après l’arrivée
des Allemands dans la ville. Ils étaient historiquement
les premiers résistants lyonnais exécutés. Je suis ensuite
remontée au début du siècle dernier, à la genèse de cette
histoire des Maghrébins j’ai découvert alors que j’avais
sept ancêtres morts pour la France durant les deux
guerres mondiales, dont un aïeul enterré dans la Marne
depuis 1914, grâce à un outil de recherche du Ministère
de la Défense (Mémoire des Hommes). Et des milliers
de soldats venus du Maghreb sont également inhumés
un peu partout dans le pays. Ces parcours qui ont fa-
çonné les Maghrébins de France, on peut parcourir leur
histoire à travers l’exposition Générations : un siècle
d’histoire culturelle des Maghrébins en France3.
Souvent la France a été une terre d’accueil pour les
Algériens, Marocains et Tunisiens qui étaient indigènes
chez eux. Ils y ont découvert la liberté qu’on leur refusait
au temps de la colonisation. Ils y ont appris le militantisme,
se sont créés en partis politiques, ont fondé des journaux. Après les indépendances, beaucoup de militants
ont pris le chemin de l’exil, à nouveau c’est sur
cette terre de France, formant des mouvements de ré-
sistance et d’opposition contre l’autoritarisme des élites
qui ont usurpé les révolutions. Il y a quelques années
encore, à Paris on manifestait contre Ben Ali à défaut
de pouvoir le faire à Tunis. Il serait temps alors de ne
plus entretenir la crispation identitaire, les deux rives de
la Méditerranée s’étant mutuellement influencées. Les
Maghrébins de France sont les héritiers de ce métissage.