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L’espace public maghrébin, enjeu de pouvoir et de résistance

Aujourd’hui en Tunisie, certains se demandent comment se réapproprier la rue. Trop longtemps dominée par les signes extérieurs du pouvoir de l’ancien dictateur, la rue n’appartenait pas aux citoyens mais à Ben Ali, à ses affiches qui surplombaient les artères principales du pays. La rue, lieu des rencontres spontanées, des rapports sociaux entre individus, était contrôlée. Dans une société surveillée, où les faits et gestes étaient guettés par des policiers trop zélés, des chauffeurs de taxi indics, la confiance disparait, laissant place aux doutes, à la peur d’être épié, écouté. On fuyait pour exister en privé, être heureux en privé, s’amuser entre amis, à l’ombre des regards indiscrets.

Initialement publié sur Tunisie Bondy Blog

L’artiste citoyen dans l’espace public maghrébin, est le thème d’une conférence qui réunit des universitaires, écrivains et artistes tunisiens et algériens dans les locaux de l’association Art Rue, dans le quartier Saïda, en banlieue sud de Tunis. La salle est comble, pleine de jeunes artistes participant à une résidence Dream City qui se tient dans la Médina de Tunis.

Dans le monde arabe, la rue exclue « l’intimité »

En remontant dans l’Histoire, à l’origine des villes arabes, les lieux publics n’étaient pas conçus pour incarner le rôle politique qu’ils avaient en Europe. L’espace de rassemblement principal était la mosquée, d’où le nom « jemah ». Les places publiques, par exemple, demeuraient des lieux fonctionnels tournés vers l’économie comme les nombreux marchés au cœur des médinas.

Le développement de la ville arabe se caractérise alors par un urbanisme « d’intimité» selon l’un des intervenants. La politique coloniale d’aménagement de l’espace publics puis la période d’indépendance qui s’en est suivie ont témoigné des profonds changements dans la conception des lieux publics, marquant une certaine rupture avec les anciennes pratiques.  « Ces nouveaux espaces ont connu dès lors des modalités d’usage et d’appropriation, collective et individuelle, issues d’un métissage complexe entre culture traditionnelle et modernité ».    

La rue, lieu du pouvoir

Charles Tripp, professeur de Science Politique à l’Université de Londres, intervenant dans la conférence, interprète l’espace public comme étant le lieu par excellence d’exercice du pouvoir, lié à la visibilité, à son contrôle des libertés individuelles aussi. « Le rôle de l’artiste est de provoquer un débat contre le pouvoir étatique mais également contre le pouvoir social. Il peut de ce fait susciter des réactions violentes ».

L’incarnation du pouvoir se traduit par la prise de contrôle des espaces publics clés. Mustapha Benfodil, journaliste et écrivain algérien, fait le récit de la prise d’Alger par les blindés de l’armée du commandant Boumediene, en 1965. Dans ces conditions, la réappropriation de l’espace public par les citoyens relève du militantisme, voire de la prise de position politique. A l’instar de l’expérience du « théâtre populaire de rue » menée par l’écrivain Kateb Yacine dans les années 1970, dans les douars, les zones rurales ou encore les cités universitaires, évoque « une conception de la culture qui vient d’abord de la rue ».

Aux grands rassemblements des années 1980 revendiquant le changement politique, se succèdent les années noires, celles de la décennie 90. En Algérie, la rue est désertée. On se barricade, les grandes portes en fer se multiplient, « Si tu parles tu meurs, si tu ne parles pas tu meurs, autant parler et mourir » résumait le climat d’insécurité permanente. Le peuple est emmuré, on l’assassine, ses élites aussi. L’intellectuel et l’artiste figurent parmi les premières cibles des vagues d’assassinats qui touchent tout le pays.  Près de quinze ans après la fin de la guerre civile, il est temps, aujourd’hui et plus que jamais, de rendre à nouveau publique la rue.

Mustapha Ben Fodil prône « la résistance par l’écriture ». Censuré, « blacklisté » comme il le dit lui-même, il n’a jamais pu interpréter l’une de ses six pièces de théâtre en Algérie. Un jour, il décide de rompre l’interdiction tacitement faite au peuple de s’exprimer publiquement. De manière improvisée, il franchit le pas et interprète dans la rue une de ses pièces. A cette première « lecture sauvage » se succéderont d’autres tentatives pour réinvestir la rue. Dans une tribune publiée dans le quotidien El Watan, il fustige la censure et reçoit de nombreuses marques de solidarité. Des lecteurs se manifestent, lui proposent l’enceinte d’un café, un jardin ou encore un garage afin pour lire ses textes en public. « L’espace artistique est colonisé par l’espace politique ». L’émancipation vis-à-vis du pouvoir passe, pour ainsi dire, par une reconquête de l’espace public. Ce que tentent de faire de plus en plus d’artistes, de citoyens. Les soulèvements de 2011 n’ont certes pas mis fin au régime autoritaire mais a néanmoins permis la levée du couvre-feu. Interdiction avait été faite depuis 1991 de manifester…

La rue, lieu d’exclusion, de clivage aussi.

Le territoire peut aussi physiquement marquer la différence entre individus.

En Tunisie (mais pas seulement), la dichotomie du territoire est symbolisée entre une capitale et un littoral développés et des régions intérieures marginalisées.

La ségrégation spatiale, la séparation des individus d’une même communauté nationale, paradoxe peut-être alors que l’espace public, lorsqu’une catégorie de la population n’y est pas toujours pas sa place. Les femmes aussi, en sont exclues, ou s’excluent d’elles-mêmes. L’extérieur est le territoire des hommes quand le foyer est celui des femmes. Cette division de l’espace, malgré l’acquisition de droits, de la parité, reste une nouvelle sphère à conquérir. Pour les femmes, mais pas seulement. L’artiste aussi. Le citoyen surtout, au lendemain de sa révolution.

Fadhel Jraïbi dramaturge, scénariste et metteur en scène, directeur de Théâtre National de Tunis questionne l’espace, tantôt ouvert, tantôt fermé. L’accessibilité pour les habitants y est à acquérir. « La citoyenneté c’est le partage, un échange avec l’autre. La tradition orale, poétique tunisienne, très ancienne, s’interroger inlassablement le rôle du théâtre, son rôle social ».

Une citoyenneté tunisienne en devenir, au cœur de l’expression publique.

Mohamed Kerrou, sociologue et chercheur, aborde l’appropriation par les habitants de l’espace public à travers l’événement Djerbahood, qu’il décrit comme « un musée à ciel ouvert dans une poubelle à ciel ouvert ». Il y a quelques mois, une centaine d’artistes venus du monde entier, ont investi un quartier de Djerba, ornant les murs de portraits et autres représentations artistiques, redonnant de l’attractivité à l’île, qui a souffert d’une mauvaise image ses derniers mois. « Djerbahood est une mise en partage de l’espace. Beaucoup ne comprennent pas le street art ».

Mohamed Kerrou juge l’effondrement de l’économie touristique comme « révélateur de la crise incivile». L’expérience «Djerbahood» a permis de relancer un secteur en berne depuis la révolution.

« Les artistes tunisiens que nous sommes sont chassés de leur territoire. Sous Ben Ali, on nous a interdit l’espace public. Il fallait créer quelque chose pour mettre en valeur les potentiels. En 2005, notre questionnement était: comment créer du vivre-ensemble? » témoigne Sofiane Ouissi, artiste et co-directeur de Dream City.

Dream city est une plateforme artistique qui invite le citoyen à marcher et danser dans la médina, le cœur historique de Tunis. Pour sa première déambulation, le choix d’une date symbolique a été arrêté, le 7 novembre 2007, jour anniversaire du « coup d’Etat médical » de Ben Ali,  « pour reprendre l’espace public. Nous sommes ce laboratoire de réflexion qui tente de parler aux citoyens tunisiens. Nous sommes là pour poser des questions, construire ensemble un espace où les rêves sont possibles, où il est possible de rêver ».